Playtime

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Ressortie en version restaurée de « Playtime », échec commercial en son temps, composé comme une symphonie et considéré jusqu’à sa mort par Jacques Tati comme son « dernier film ».

Il faut sans doute prendre Playtime pour ce que son titre indique : une véritable cour de récréation. Un gigantesque terrain de jeu, bricolé de toutes pièces par un réalisateur un peu fou, le plus génial vraisemblablement de tous les écoliers du monde, qui a décidé de réaliser son fantasme absolu : donner corps à la ville qui se dessinait dans ses rêves d’enfant. Pourtant, s’il est extraordinairement jouissif de pénétrer cette cour de récréation, si les 1h59 minutes, exactement, de ce bonheur absolu, paraissent chaque fois infiniment courtes, Playtime est le fruit d’un labeur aussi long que précis, d’un tournage harassant qui nécessita près de 365 jours pleins de tournage, engloutit toute la fortune du cinéaste ainsi que l’essentiel de ses biens, jusqu’à sa maison familiale, les droits de ses films et sa santé. C’est que celui qu’on surnommait « Tatillon » sur le plateau, avait au sujet de ce film les ambitions les plus folles, et alla même jusqu’à écrire une lettre à Malraux, afin de mener à terme le tournage et terminer son film.

Playtime est écrit comme Balzac composa sa comédie humaine : Tati y condense toute une vie, ou plutôt, plusieurs vies dans une seule et même ville. Tativille, donc. Découpé en six séquences, le film déroule un nombre imposant de strates : spatiales, temporelles, auditives, visuelles, jusqu’à ce que le tout ainsi dessiné prenne sens, et vie. Ainsi, c’est le personnage de M. Hulot, ici accompagné de la jeune Barbara, une touriste américaine, qui constitue le fil rouge entre les six volets majeurs de cette œuvre. Le personnage de Barbara représente l’envers féminin de celui de Hulot, le reflet exact de celui qui a pris forme et vie au fil des œuvres qui composent la filmographie de Tati : jeune, elle a la même fraîcheur, le même regard naïf que Hulot ; touriste, elle est naturellement encline autant que lui à découvrir ce qui l’entoure ; femme, elle a sa grâce lunaire, sa douce folie. Ils rient et s’étonnent des mêmes situations absurdes, des mêmes objets loufoques, ceux que la modernité, quant à elle, contient autant qu’elle ignore. L’indifférence de cette dernière fait d’ailleurs, souvent, autant spectacle que ce qui nourrissait d’abord la surprise et l’imagination des deux héros, littéralement décalés. On rit autant de l’absurdité réjouissante contenue dans le quotidien de cette grise ville, que de la banalité dont ce dernier la pare.

Barbara et Hulot se suivent, se précèdent et se font face donc, à travers les rues, les couloirs et les vitres de ce gigantesque décor. Ils en traversent d’abord l’aéroport, puis des bureaux, une exposition des inventions, des appartements, le restaurant Royal Garden, son café-bar, et enfin un carrousel de voitures, véritable bouquet final du formidable feu d’artifices entrepris dès les premières images. Chacune de ces premières strates est traversée d’une double perspective, conférant à l’ensemble épaisseur et vie : un premier mouvement, d’abord temporel, déconstruit peu à peu le tableau initialement dessiné par chacun des épisodes – le format 70mm adopté autorisant justement, comme l’expliquait Tati, de filmer non pas une fenêtre, comme le ferait une caméra super 8, ni 4 voire 12 fenêtres, comme le permettraient les formats 16 et 35 mm, mais bel et bien « la façade d’Orly ». Ainsi, ce décor monumental qui impressionnait d’abord les sens par l’extrême netteté et les dimensions démesurées, et qui composait un gigantesque système au mécanisme parfaitement huilé, se rouille peu à peu. Le décor grince, chuinte, le classicisme impeccable se fissure, jusqu’à dévoiler, sous son vernis, des fautes de goût joliment baroques et de nombreux couacs légèrement jazzy.

Le second mouvement, proprement virtuose, nourrit l’image d’une perspective quasi infinie, la creuse tant qu’il rend l’espace presque palpable : au regard englobant que saisissait d’abord chacune des six photographies – l’immense aéroport, le siège de la société, l’exposition, l’immeuble résidentiel, le restaurant, le rond-point, succède donc la malléabilité totale d’un espace qui se donne intégralement à la perception. D’un point de vue purement visuel, l’image se découpe ainsi en différents niveaux, articulés autour des deux axes principaux, vertical et horizontal. La profondeur de champs est ainsi rendue exponentielle, le second plan aussi important que le premier, le quatrième que le troisième, à tel point qu’ignorer une partie de l’image menace la compréhension de l’ensemble du film. Les figurants composent autant l’«intrigue» que Barbara ou Hulot, rendus souvent minuscules, au fond d’immenses tableaux ; leurs murmures sont amplifiés, jusqu’à recouvrir les répliques des protagonistes, et guident la lecture de l’image. La profusion de ce qui à première vue apparaît comme des détails, permet une lecture ironique de l’image, procurant la même euphorie que les métaphores de Flaubert.

Ainsi de cette image d’une rue de Tativille : le premier plan est consacré à la gestuelle assourdissante d’un sondeur réalisant son questionnaire en accéléré, vrombissant autour de sa malheureuse proie ; le second s’amuse de l’allure champêtre de la modeste baraque d’une fleuriste d’Épinal ; le troisième assiste aux cris bourrus d’un chauffeur de camionnette, qui hèle sans relâche le pauvre Hulot, perdu entre deux plans, derrière le sondeur effréné. Un autre plan, très célèbre, porte sans doute la perspective à son sommet esthétique, en même temps qu’il trahit une des clés de la réussite de Playtime : au sein de la seconde séquence, où l’on assiste à la quête par Hulot d’un interlocuteur insaisissable, à travers la monotonie glaciale de bureaux modernes, une scène d’attente permet ainsi de toucher du doigt le génie de Tati.
Hulot, assis sur un fauteuil, attend patiemment son rendez-vous, qu’un vieux portier vient d’appeler grâce à un impressionnant tableau téléphonique, que l’on aperçoit derrière sa casquette. Le couloir est caché à Hulot par un pan de mur, et l’image se découpe en deux parties : Hulot, intégré au sein de la première, est aveuglé, en situation de passivité ; la deuxième partie est composée d’un couloir infini, offrant une saisissante perspective. C’est du fond de ce couloir que provient l’interlocuteur tant attendu, dont la silhouette se dessine en même temps que ses pas résonnent. Hulot, trompé par ces derniers, se lève et s’apprête à rejoindre l’employé, quand le portier, lien concret entre l’ouïe et la vue, lui fait signe de prendre son temps : le rendez-vous n’est pas près d’arriver… En réalité, afin d’accentuer plus encore la sensation de rupture provoquée par le son immédiatement présent des talons de l’employé au fond du couloir, et la perspective, qui rend la silhouette de ce dernier minuscule, Tati imposa à l’acteur au fond du couloir de piétiner quelques secondes, avant d’avancer réellement.
 
 
Cette scène est une des premières où la rupture entre image et bande sonore est consommée, c’est sans doute aussi la première où le travail sur le son gagne en ampleur, et prend un sens particulier. Ce dernier, en effet, est ce qui rend la profondeur de champs totale, absolument circulaire, lui permettant d’encercler le spectateur. De fait, le hors-champ, par définition hermétique à la vue, puisque situé derrière la caméra, est dévoilé par la bande sonore : ainsi, souvent Hulot est trompé par des sens troublés, le hors-champ sonore contredisant le champ visuel. La structure des immeubles de bureau, intégralement transparente, l’aide en cela : de fait, dans cette scène par exemple, où Hulot attend – toujours – son interlocuteur, les sons de la rue, c’est-à-dire du hors champ que Hulot observe intensément, concentrent suffisamment son attention pour que ce dernier en vienne à ignorer son rendez-vous, qui s’échappe derrière lui, et qu’il devrait rattraper.
 
C’est justement cette contradiction fondamentale entre champs visuel et sonore qui permet à la première perspective de prendre effet, au décor de se fissurer, aux tableaux de se déconstruire. C’est alors que le propos de Tati aboutit : faire de ce film une anti-démonstration, une école du regard intelligent, de l’autonomie du spectateur. La profondeur de champ abyssale, cette incroyable épaisseur de l’image, fait du percepteur de cette dernière un « spectacteur », à qui l’on donne à jouer, activement, avec l’image.  Hulot, dans Playtime, cesse ainsi d’être acteur du film, pour devenir premier spectateur de l’œuvre. De fait, le film est dépourvu de véritable héros : son sujet est la ville, la collectivité impersonnelle que compose une ville moderne. Le centre de gravité de l’action est sans cesse mouvant, et n’a de cesse de fuir, de plan en plan. C’est par cette forme d’apesanteur un peu magique que Playtime ravit. Et c’est pourquoi ce film continue de constituer une œuvre absolument inclassable, un prototype d’accomplissement esthétique.

Titre original : Playtime

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Durée : 153 mn


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