Habemus Papam

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Grand film ? OEuvre de vie ? Les deux, mon capitaine !

La beauté comme l’importance du onzième long métrage de Nanni Moretti, à l’échelle artistique, philosophique et plus simplement « humaine », reposent sur une question ; ou plutôt la persistance, au fur et à mesure que s’enchaînent plans et séquences, gestes et paroles, de la possibilité d’une question, une interrogation profonde quant au sens de tout cela, l’origine de tout ce qui est, la perspective d’une suite, un relais, un enchaînement au moment présent. « Pourquoi suis-je ici, maintenant, à cette place ? » semble être la question indirectement formulée par le cardinal Melville (Michel Piccoli), à l’heure de son sacre, sa désignation par le Conclave comme successeur du Pape défunt.

Un cri au Vatican

« Habemus Papam », titre de ce film, mais aussi formule annonçant la bonne nouvelle aux fidèles réunis pour l’occasion à la place Saint-Pierre – ainsi qu’au reste du monde, par le prisme de la télévision –, devient ainsi, dans le corps même de la fiction, une forme étrange de MacGuffin, la proclamation d’un événement qui finalement ne va pas de soi. La puissance de la scène reposera sur cette aptitude toute particulière du cinéaste à combiner en un même cadre le potentiel d’attente d’un peuple de fiction (celle d’une apparition, de l’incarnation à la fois humble et spectaculaire d’un symbole) et la jouissance du spectateur de cinéma de prendre acte d’une absence, un dysfonctionnement, une place qui ne se comble pas.

Deux mises en scène antagonistes se chevauchent et s’associent alors. Celle, par l’Église, de l’amorce d’une nouvelle ère dans l’histoire du catholicisme (la présentation publique du nouveau Pape étant une cérémonie qui préserve encore un certain potentiel de dramaturgie, quel que soit le degré de croyance de ses (télé)spectateurs) / celle, par Nanni Moretti, cinéaste « iconoclaste », d’un gouffre, une suspension annonciateurs d’une fiction passionnante (celle donc du refus par Melville d’assumer son nouveau rôle aux yeux du monde, de devenir à son tour un peu plus qu’un croyant : le guide de tous les croyants).

Nature / Fonction
 

C’est par un cri sans émetteur discernable que se mesure ainsi progressivement (et en même temps très vite) ce qui se joue vraiment, à l’instant où, logiquement, le nouveau Pape devrait entrer en scène. Celui d’un vieil homme en même temps que d’un enfant, d’un « lâche » en même temps que d’un simple mortel. Un cri dont l’évident potentiel comique – c’est un film de Moretti, on ne se refait pas – s’accompagne et résulte d’un égal potentiel d’effroi. Alors que le premier quart d’heure observait – avec malice mais bienveillance, en une fluidité semi-documentaire – les longues délibérations du Conclave, avec sa masse presque informe de cardinaux, la valse un peu burlesque des noms d’élus potentiels, quelque chose enfin accroche, fait tâche, la singularité d’un destin semble enfin se dessiner.

Habemus Papam est donc ce film-là, celui d’une inadéquation finalement avouée, de la résistance d’un homme pourtant plus croyant que jamais, toujours dévoué à Dieu, au destin d’en devenir comme l’équivalent, au moins le porte-parole. Encore une histoire d’hommes et de dieux ? Affaire de date, pourquoi pas. Il est en effet question, ici aussi, mais d’une manière très différente de celle de Xavier Beauvois – au sens que là où le Français montre comment la foi, le potentiel d’abstraction d’une existence spirituelle ne peuvent contrer les fatalités de ce bas-monde, l’Italien se préoccupe avant tout du cérémonial de la religion, ses hiérarchies, la réversibilité toujours possible des places et engagements de l’Institution : son cirque, pour ainsi dire –, d’hommes, d’un homme confronté à la prise de conscience de sa seule mesure, ses limites face à un événement qui certes le concerne, mais surtout le dépasse.

Le Fugitif

Soit l’éternelle dialectique entre infiniment grand et infiniment petit, finitude et infini, fléchissement et vaillance. La fable que couvre la fiction d’Habemus Papam n’est évidemment pas inédite. Sur l’Homme, la religion, la foi, le film ne révèle rien au fond qui ne fut jamais dit. Mais c’est précisément ce sens commun qui, nous le comprendrons à l’écoute du discours final de Melville, donne in fine à cette œuvre sa grandeur.

Habemus Papam est grand de partir du caractère d’exception d’un sujet (le Vatican intra-muros, un bug dans son dispositif de communication avec l’extérieur, sa rencontre avec une altérité incarnée par un psychanalyste un peu fou – sur lequel nous reviendrons) pour revenir presque insensiblement à la grâce d’une banalité retrouvée, la récupération, par le film et son personnage principal, d’une neutralité d’autant plus précieuse que n’allant au départ pas d’elle-même. Melville, que sa crise d’angoisse porte pour une journée à l’extérieur du Vatican, profite d’un manque de vigilance de ses accompagnateurs pour s’éclipser, prendre la tangente tel un fugitif.

Le vieil homme, que personne en ville ne connaît encore, circule alors parmi les autres, sans surveillance, libre de donner signe de vie quand il le veut (et peut, cf la très subtile scène du portable). Mais ici encore, de manière certes plus classique que dans le premier acte, deux régimes de représentation rivalisent et se coordonnent. Tout cette fois repose sur le principe basique mais efficace d’un montage parallèle entre la vacance de Melville et les improvisations d’un Vatican soucieux de maintenir l’attente des fidèles encore présents à la place Saint-Pierre. Ici encore, la magie opère par le biais d’un savoureux travail de mise en scène par l’Église de ses signes distinctifs, un jeu de dupe un peu carnavalesque, la réversibilité rieuse de ses habits.

Man to man

On peut bien sûr trouver cela très facile, de faire aujourd’hui un film se moquant – certes gentiment, Habemus Papam, comme avant lui La Messe est finie (1985), n’est pas non plus un film bêtement anticlérical – de l’Église, ses tenues, son manque de réceptivité aux concepts d’un psychanalyste un peu taquin (on y revient juste après)… Là où par exemple son précédent Caïman (2006) saisissait – surtout sur sa fin – par une analogie très franche entre la mise en scène de cinéma et l’occupation de la scène médiatique par Silvio Berlusconi, s’affirmant à la fois comme film et expression politique du citoyen de gauche Nanni Moretti, la portée d’un film comme Habemus Papam au-delà du seul plaisir de cinéma peut être à première vue moins évidente. Et effectivement, si ce dernier film n’est clairement pas l’œuvre d’un catholique convaincu, il n’est pas non plus injuste de dire que sa motivation est plus incertaine qu’à l’accoutumée, au regard du travail antérieur de Moretti.

La Messe est dite

 

Si le cinéaste occupe ici davantage de place en tant qu’acteur que dans Le Caïman, où sa figure était d’autant plus déterminante que durablement absente, rien n’indique néanmoins que le personnage du psychanalyste – qu’il incarne donc – soit une résurgence de Michele Apicella, l’alter ego des premiers films, voire du Nanni de Journal intime (1994) et Aprile (1998). À la fois observateur et très présent – au moins autant, sinon plus que Melville, héros officiel du film –, porteur, avant et après la fuite du nouveau Pape, d’un élan faisant légèrement dévier la communauté des cardinaux de leur ligne toute « religieuse » (à travers la proposition d’un autre regard sur leur engagement et la position de Melville, mais surtout, sur un terrain plus implicitement critique, l’organisation d’une compétition de volley-ball rimant très ouvertement avec celle de water-polo de Palombella Rossa – 1989), ce personnage, par son adaptation sans douleur aux lieux, converse évidemment avec Melville.

L’homme d’Église, le Pape, celui qui normalement, à cette heure, devrait avoir revêtu l’habit et offert au monde une parole susceptible de le porter, retourné dans le peuple, près de ceux qui l’attendent, se laisse exister, allégé de tout engagement sinon celui de n’être que lui-même, ne représenter que lui-même, son corps, son âge, sa seule histoire. L’homme du peuple (certes représentatif d’une autre forme d’institution, « rivale » de la première), à défaut de combler le vide de l’absence du Pape, trouvera, par le sport et les divisions qu’il crée, les règles et les habits (maillots) qu’il impose, le moyen de revitaliser l’Église, accordant le principe de questions-réponses définissant superficiellement son métier aux exigences de l’arbitrage. L’un avance à nouveau face à l’appel du vide, l’autre face à celui du plein. L’un vit mieux de sortir du cadre (préférant, à tout prendre, celui du théâtre, sa passion d’origine, qui tiendra par ailleurs une place centrale dans la résolution de l’affaire), l’autre jubile de se réapproprier un cadre, lui trouver un tout autre potentiel.

Quo vadis ?

La « facilité » de Habemus Papam est donc surtout celle d’une prédominance de la paix sur la guerre, d’une apparente conviction de Moretti que cette fois, avec ce sujet-là, la seule offensive ne serait d’aucune portée. C’est plutôt par la ruse, la séduction qu’il parvient tout du long à laisser entendre sa parole, entrevoir sa vision de l’Église, et surtout de ce moment précis de la vie de l’Église, celui où se joignent pour une durée indéterminée le destin d’un homme et la pérennité d’une croyance massive. Très ancré au sol, réaliste, « matérialiste » au sens fort, ce cinéma a toujours été la combinaison d’une égale problématique de l’intime (amour, amnésie, « diario », naissance d’un enfant, mort d’un autre, faillite, psychanalyse…) et de l’expression publique, l’adresse d’une vision des choses à un monde peut-être sourd ou aveugle, l’engagement d’un homme ou d’un groupe d’hommes (avec ou sans femmes) dans la concrétisation d’un projet artistique, politique, religieux…

Ce dernier film ne déroge donc nullement à sa règle, mais se distingue, se singularise par la cohabitation assez sereine de deux humeurs a priori très éloignées. Celle, festive et porteuse de mouvement, d’un « meublage », de la dé-dramatisation d’une situation pourtant très délicate, par le biais d’une distraction des cardinaux, mais aussi, comme dit plus haut, des occupants de la place Saint-Pierre par les porte-parole du Vatican. Celle, plus immobile, peut-être un peu mélancolique mais jamais pathétique, d’un simple retour à soi, une récupération de l’intime, du quant à soi.

This Must be the Place

 

Deux saveurs donc, pour un film dénué de tout cynisme, porté comme très peu aujourd’hui par une foi bien supérieure à son sujet. Habemus Papam est effectivement une œuvre d’interrogation. Le souffle qui traverse ses dernières minutes, bien que fruit d’une « mise en scène », d’un ultime processus de représentation – cinématographique et plus largement « audiovisuelle » –, est, n’ayons pas peur des mots, celui de l’Universel. N’exposant rien d’autre qu’un Melville ayant enfin répondu à l’annonce officielle de son élection, et par là-même accepté d’incarner aux yeux du monde le « premier homme » de Dieu, la scène du discours d’investiture est l’une des plus fragiles et solitaires du cinéma contemporain. De celles que l’on n’oublie pas, que l’on se refuse à oublier. S’y posent en substance ces questions, qui accompagnent beaucoup d’entre nous, de jour en jour : « Qu’est-ce que la réussite ? », « À quel moment d’une vie est-il permis de penser avoir franchi un cap, atteint son but ? » Surtout : « Ce but est-il bien le mien ou le fruit d’un arrangement plus ou moins conscient avec un concours de circonstance ? »

THE Man

Impossible de finir sans évoquer Piccoli. Évidemment qu’il est un peu de bon ton, aujourd’hui, de saluer cet acteur dont on ne compte plus les films, les rôles, les entreprises. Bien sûr que plus d’un demi-siècle de métier ne sont pas pour rien dans cette intelligence d’incarnation en mineur qui lui est caractéristique. Forcément que, les deux rôles étant voisins, se répondant presque idéalement, son personnage de Melville n’est pas sans faire penser à l’acteur en fin de parcours auquel il prêtait ses traits il y a pile dix ans, dans Je rentre à la maison de Manoel de Oliveira. Reste que chacune de ses prestations mérite plus que jamais l’attention. Le cri inaugural comme le discours final de Melville, en même temps qu’ils disent « quelque chose » d’un personnage, actualisent plus encore la politique d’un seul acteur.

Ayant traversé les œuvres des plus grands (Renoir, Buñuel, Melville, Godard, Ferreri, Demy, Hitchcock, Chabrol…), incarné le Bien comme le Mal, succombé, survécu, infligé, subi la douleur, Michel Piccoli est un acteur vraiment multiple, dont le génie continue à se mesurer à chaque emploi, là où d’autres mythes tels que Depardieu ou De Niro ne surprennent plus depuis au moins quinze (vingt ?) ans, trop installés, trop propriétaires désormais de leur méthode. De la méthode, il y en a tout autant chez le vieux Piccoli. Mais de rôle en rôle, demeure l’agréable impression d’une méconnaissance, le trouble de ne finalement pas se souvenir l’avoir déjà vu dans ce registre-là, l’avoir déjà entendu parler ainsi, dans cette langue-là. Car si Habemus Papam reste bien un film – et quel film ! – de l’acteur et cinéaste Moretti, persiste la conviction que personne d’autre que Piccoli ne pouvait être ce Melville-là : le plus éloquent des hommes ordinaires.

Titre original : Habemus Papam

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Durée : 102 mn


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