4 mois, 3 semaines, 2 jours (4 luni, 3 saptamini si 2 zile – Cristian Mungiu, 2007)

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Palme d’or 2007, le second long métrage de Cristian Mungiu contribua assurément à la reconnaissance à grande échelle du nouveau cinéma roumain. Au point de s’imposer comme modèle ?

Couronné en 2007 d’une Palme d’or par le jury de Stephen Frears, le deuxième long métrage de Cristian Mungiu n’était néanmoins pas le premier film roumain à témoigner de la pleine santé de cette cinématographie méconnue. Plus tôt, La Mort de Dante Lazarescu de Cristi Puiu (prix Un certain regard en 2005) fut en effet, entre autres films sélectionnés et primés à Cannes (1), un petit phénomène au-delà de ses frontières, une expérience rare de spectateur, où le destin d’un individu (celui du titre) était comme le support d’une visite guidée de la Roumanie contemporaine. Tout un monde, une histoire, une actualité se révélaient autour d’un corps agonisant. Se faisait jour la réactivation d’un réalisme, une mise en scène au ras du sol dont seuls peut-être les Dardenne semblaient maîtres à cette heure. Mais, c’est bien connu, pour qu’une géographie de cinéma soit identifiable, il faut davantage qu’un cas isolé : le repérage d’une dynamique plus générale – une « nouvelle vague » peut-être – qu’une poignée de films (ceux que couvre ce Coin du cinéphile) aidera à mesurer.

Parmi ces films, donc, 4 mois, 3 semaines, 2 jours, dont le sacre cannois ne fut, si l’on se souvient bien, qu’une demi-surprise, la rumeur laissant anticiper après sa projection une place évidente dans le palmarès. L’événement fut moins au fond l’attribution du premier prix du plus grand festival de cinéma du monde au film d’un illustre inconnu (souvenons qu’à l’époque étaient aussi en compétition les Américains David Fincher, Gus Van Sant, James Gray ou Tarantino – et pas avec leurs plus mauvais films –, mais aussi de grands noms de cinématographies plus exposées comme Naomie Kawase – Japon – Alexandre Sokourov – Russie – ou encore Wong Kar-wai – Hong Kong) que la mise en lumière, par son biais, d’une contrée plus large. Cristian Mungiu, 39 ans, devenait ainsi, le 27 mai 2007, le visage du cinéma roumain contemporain, la nouvelle star du cinéma réaliste qu’affectionne tant la cinéphilie internationale. Autrement dit, 4 mois, 3 semaines, 2 jours était un peu le nouveau Rosetta.

Porte-paroles

Pris pour lui-même, le film est pourtant un objet tout à fait autonome, une œuvre de pure mise en scène, ultra efficace, mais dont le petit plus serait de rattacher son brio à la plus stricte et précise variation des affects de ses personnages. De son personnage surtout, celui par qui l’action est lancée dès le premier plan et dont l’engagement à aider son amie enceinte à avorter sera pour la durée du film l’objectif prioritaire. Otilia (Anamaria Marinca, guerrière a minima), la vingtaine, étudiante à l’heure du règne finissant de Ceausescu, captive d’emblée par sa manière d’assumer le poids d’un embarras qui a priori ne lui appartient pas, se révélant héroïne de la fiction par le transport d’une charge pouvant répondre au nom d’empathie. Lointaine cousine des « cœurs d’or » d’un Lars Von Trier, ces jeunes femmes prêtes à donner leur vie et accepter la pire des injustices (peine de mort, viol…) pour le bien de leur prochain, Otilia est pourtant une figure bien plus complexe. Certes elle prend sur elle, engage son intégrité physique, met en péril son couple « pour sa cause », mais jamais Mungiu ne la résume à une pure figure sacrificielle.

Ce personnage est tout sauf une « victime », n’a rien d’unidimensionnel. L’intelligence de Mungiu est de lui accorder tout du long, et bien que sa mise en scène au cordeau ait dans les scènes d’intérieur quelque chose d’un peu carcéral, l’espace nécessaire à la réflexion, à son cheminement intérieur. Sans doute accompagne-t-elle Gabita, travaille-t-elle à réunir l’argent nécessaire à son avortement par pure « amitié », mais jamais le film n’appuiera plus que nécessaire cette unique hypothèse. 4 mois, 3 semaines, 2 jours sera une œuvre d’incarnation, un film de pur pragmatisme, mais tout autant un espace mental.

 

La chambre d’hôtel de la séquence centrale (très longue et assez oppressante négociation avec l’avorteur) abrite moins leur « délit » qu’elle ne laisse s’esquisser la cohabitation des points de vue. L’un pose une question, l’autre lui répond avant de poser aussi une question à laquelle, si tout va bien, le / la troisième saura trouver une moindre réponse. Dans cette Roumanie-là, chaque mot engage non seulement celui qui le porte, mais aussi bien son / ses interlocuteur(s), il n’y a d’entreprise clandestine que si chaque acteur de l’entreprise demeure conscient des plus infimes subtilités d’un pacte implicite. C’est de cette extrême maîtrise de l’égal potentiel dramaturgique du dialogue et de l’action (disons plutôt de l’initiative) que découle la tension constante et peu négligeable du film.

 

Juste une cause
4 mois, 3 semaines, 2 jours n’est pas à proprement parler un drame social, bien que le contexte de son action, son sujet tendent plutôt à l’apparenter au genre. Certes l’enjeu du projet est de retranscrire par le biais de la fiction l’atmosphère anxiogène du régime Ceausescu, restituer le monde dans lequel a grandi le cinéaste. En ce sens, le film est, pour qui n’a pas vécu cette histoire, la proposition d’un regard tout à fait crédible – à défaut d’être documentaire – sur ce passé ne finissant pas de hanter la Roumanie. Cristian Mungiu, comme ses frères d’armes, mais à sa manière toute singulière, parvient peu à peu à conférer à ce cas particulier une réelle dimension universelle. La peur d’Otilia et Gabita est certes celle de jeunes filles conscientes du risque de l’avortement, aussi bien d’un point de vue sanitaire (le caractère artisanal de l’opération laisse craindre pour la vie de Gabita) que judiciaire (si l’entreprise foire, c’est la prison assurée pour tous ses acteurs, insiste le faiseur d’anges), mais interpelle surtout par sa contenance.

 

 

Sans jamais céder à l’esbroufe (on regrettera juste un plan pas indispensable sur le fœtus ensanglanté, donnant certes une « réalité » au prétexte de la fiction), Mungiu travaille à la fois à conférer à chaque situation la clarté la plus totale et à laisser cette clarté s’épuiser sur la durée. Chaque scène du film s’impose et s’éteint in fine, en corrélation immédiate avec l’autre. Nul montage parallèle ou tentative d’aération du récit : n’importe pour toute la durée du film qu’une problématique, celle, pour Otilia, de préparer l’avortement de son amie, l’assister et enfin sortir indemne de cette journée infernale. Il n’est ainsi pas étonnant que lors de sa rencontre avec la famille de celui qui bientôt ne sera plus son petit-ami, le remplissage des plans semble ne mettre en lumière que l’absence de la jeune femme. L’aventure dans laquelle elle s’est engagée rend toute autre urgence (celle du couple, de l’entregent…) tellement secondaire.

Le Grand frère ?

Si le film reste donc, quatre ans après sa découverte, toujours aussi saisissant, de par sa virtuosité tranquille, l’extrême intelligence et précision de ses cadres, le mélange vertigineux de distanciation et de bienveillance constitutif de sa mise en scène, il n’est pas interdit pour autant de lui reprocher de n’être aussi que cela : un admirable exercice de style, une démonstration de force peut-être trop évidente. Manque peut-être à ce film finalement trop compact la part d’ambiguïté de ceux de Corneliu Porumboiu, 12h08 à l’est de Bucarest et Policier, adjectif, la dimension métaphysique de Dante Lazarescu. Cristian Mungiu, s’il apportait en effet en 2007 sa pierre à l’édifice de la reconnaissance de la jeune vague roumaine, est au fond moins un chef de file (statut que les deux volets des Contes de l’âge d’or, dont il fut le scénariste et le co-producteur, semblaient encore affirmer) qu’un jeune cinéaste très prometteur, à la signature à la fois très marquée et assez diffuse.

Peut-être est-il encore un peu tôt pour mesurer l’impact de 4 mois, 3 semaines, 2 jours sur les films roumains à venir. Peut-être surtout n’est-ce pas de cette manière qu’il faut observer les meilleurs films d’une certaine « géographie » cinématographique. Nos précédents dossiers démontraient bien – nous l’espérons – à quel point un film de Desplechin n’est pas un film de Claire Denis, à quel point la stase d’un Hong Sang-soo se distingue de la fougue d’un Bong Joon-ho. De même, 4 mois, 3 semaines, 2 jours ne brille idéalement que par sa seule stature, ne grandit qu’à sa seule mesure, et surtout celle des prochains films de son auteur.

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(1) Cf l’Abécédaire de Gildas Mathieu

Titre original : 4 luni, 3 saptamini si 2 zile

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Genre :

Durée : 113 mn


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