35 Rhums

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Retour serein de Claire Denis, quatre ans après son jusqu’au-boutiste « Intrus », dans un joli film trouvant dans le « local » la régulière promesse d’une aventure en mineur.

Il n’est pas certain que le plus essentiel, à la vision du neuvième long-métrage de Claire Denis, soit l’identification durable des liens unissant un père à sa jeune femme de fille, cette fille à leur ténébreux voisin, ce père à sa familière voisine. En mode mineur, la cinéaste invite cette fois à tout simplement partager, le temps que voudra bien durer cette semi-fiction de filiation, la manifeste incertitude accompagnant toute habitude, la méconnaissance mutuelle sur laquelle peut, des années durant, tenir toute relation a priori « établie ». De cette méconnaissance naît cette forme de trouble, de douce suspension constituant en son entier le présent 35 Rhums.

Cinéaste du flottement urbain (J’ai pas sommeil, Trouble every day, Vendredi soir), comme artiste naturellement concernée, de par son enfance camerounaise, par la question du métissage, de l’histoire commune reliant la France à l’Afrique (ses premiers films, Chocolat, S’en fout la mort, Beau travail en 2000, son prochain White Material ; son exposition sur la diaspora africaine, il y a un an), Claire Denis a toujours élu le corps et ses divers états comme matière première de ses récits. L’attachement à son travail, comme son possible rejet, sont, aujourd’hui comme hier, principalement mus par l’adhésion pleine ou non à la présence muette de figures flottantes, d’entités approchées dans leur aspiration à une extension toujours promise.

La sourde beauté de son précédent opus, L’Intrus (2005), approche très personnelle d’un récit de « greffe » de Jean-Luc Nancy, résultait, à rebours de 35 Rhums, de sa sauvagerie, du suivi de l’avancée butée d’un homme, Trébor (puissant Michel Subor), cherchant à la fois perte et retrouvaille de son essence dans le voyage, la délocalisation (de la montagne jurassienne à la chaleur polynésienne, en passant par la confusion identitaire et langagière de Pusan). L’Intrus apparut comme une forme de « film-somme », regroupant sur plus de deux heures la quasi intégralité des motifs ayant parcouru l’œuvre depuis toujours : (presque) tous ses acteurs fétiches s’y croisaient, de Grégoire Colin à Alex Descas, de Michel Subor à Béatrice Dalle, en un ample récit fusionnant Orient et Occident, furie et sérénité, souffle ultime et récupération. Au sortir du film, se posait difficilement la question de l’« après », d’un digne successeur à semblable aboutissement.

La perspective de repartir à zéro pourrait avoir été le moteur de l’initiation de 35 Rhums, film relativement « déceptif », en regard de l’ambition, la bestialité, le jusqu’au-boutisme de ses récents prédécesseurs (Beau travail, Trouble every day, L’Intrus). Le quotidien, en banlieue parisienne, de Lionel, chauffeur de RER noir, veuf, vivant seul avec sa fille métisse, Joséphine, depuis une éternité ; les élaborations d’arguments de cette dernière, lors de ses cours à Sciences Po ; la célébration du départ en retraite de l’ami René par un pot d’adieu n’appellent bien sûr pas l’« extraordinaire », le joyeux (et souvent douloureux) débordement animal. Cheval fou, Noé, le voisin chevelu (méconnaissable et superbe Grégoire Colin, à qui la trentaine fiévreuse sied à merveille) l’aura surtout été par le passé, son appréhension du réel pouvant désormais se résumer à une adaptation circonstancielle à tout nouvel obstacle de vie : mon vieux chat est mort, pourquoi en faire tout un cérémonial ?

De même, la mélancolie, le mal de vivre dévorant peu à peu René, suite à la fin d’une activité dont il n’avait pas rêvé (« Je n’étais pas fait pour cette vie »), mais devenue au final totalement constitutive de son être au monde, laissera augurer un geste radical certes prévisible, mais surtout pudiquement insinué à chacune de ses apparitions. C’est que l’heure n’est plus au « drame », dans le monde brossé dans 35 Rhums, que des larmes, Lionel, Noé, Gabrielle la voisine amoureuse, en ont sans doute beaucoup versées, suite à de lourdes pertes, diverses gueules de bois et désillusions.

Devant la caméra de Claire Denis, en ce paysage peu enchanté, entre frissons du petit matin et épuisement du crépuscule, importe surtout aujourd’hui d’accepter le présent, de se laisser aller à la simple joie du moment. Non qu’il n’y ait plus en ce monde de projections, de quêtes (d’une langue, d’un pays maternels par exemple, par le biais d’un déplacement à Lübeck, en Allemagne, terre d’origine de la mère perdue… de résidence d’une tante iconique : Ingrid Caven !). Mais, comme relevé précédemment, ne rien saisir de définitif, au fond, de ces personnes qui partagent notre vie, peut être source d’une aventure de tous les jours, d’une espèce d’ « énigme » locale dont le cinéma français n’est à vrai dire pas si familier.


Titre original : 35 Rhums

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Durée : 100 mn


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